Outre le crade, le nocturne poisse le rassis d'impasse, en laquelle déboule la bécane hurlante, percutant de plein fouet le foutoir entassé là, en travers de sa lancée. Terrassée, la mobylette agonise puis rend l'âme, tandis que l'autre gronde ses blâmes envers l'auteur de telle embardée ; un
putain-de-sa-mère-de-polak, tenant bistrot à l'angle de l'avenue qui, avec le Sérail, partage tronçon de voie, poubelles et xénophobie. Pour la deuxième fois, cette semaine, le cosaque perfide a déplacé ses bidons de chiures (in)comestibles de sorte que quiconque y débaroule ne puisse que s'y vautrer, saisi par l'obscurité. En son bataclan d'ordures dispersées dans la collision, l'insouciante rampe donc, guibole prise au piège sous le tas de ferraille lui servant de monture, qu'elle rebute d'un coup de godasse crottée. Cette fois, le destrier n'a pas survécu ; il faudra en
trouver un autre, et ça l'emmerde, aussi fort que ce relent de chou lui souillant désormais le froc. C'est ainsi qu'il se venge, qu'il riposte, le fielleux, depuis que les flics déclinent chacune de ses suppliques. Il a beau se plaindre, à raison, des effluences et affluences pas nettes cernant les parages qui intimident sa clientèle, le corniaud n'a jamais eu gain de cause, pas même l'éveil d'une quelconque sollicitude. C'est que la Zapadovitch veille à ce que les mires espionnes ne flânent guère en direction de l'un de ses fameux gourbis. L'Ignorant semble ainsi s'y être résigné de la plus matoise des façons, en s'en prenant récemment aux employés de son incommode riverain. Alerté par la cacophonie métallique et la mélopée de jurons consécutive, celui-ci surgit d'ailleurs à son tour dans la tranchée, manquant de peu heurter la vaurienne d'un revers de lourde boutée avec fracas. Meurtre en guise de pupille et pétoire en pogne, le vétéran n'a pour l'accidentée qu'une contorsion de mandibule nouée, incitant celle-ci à déguerpir. Il ne s'attarde cependant pas plus lui-même, et s'engouffre à sa suite à l'intérieur. «
Rien d'cassé ? », qu'il rauque, une fois l'issue derechef scellée, en larguant le calibre sur le recoin de table de camping faisant office de bureau, campée au mitan de l'arrière-boutique, à demi-bouffée par un téléviseur crachotant, en langue ouralienne, les nouvelles du pays. La fille branle de la caboche. Rien qu'une écorchure à revers de paluche ; rien qui la tuera. «
Une chance... Charka est pas là, elle veut plus v'nir. D'la pisse qu'il lui a j'té à la tronche, quand elle lui est passée d'ssous ses f'nêtres ! j'suis tout seul depuis c'matin, et faut nettoyer cette merde avant qu'les premiers du soir débarquent... j'vais m'en occuper, en cas qu'le bâtard pointe son putain d'tarin. » Tout en laïussant, il s'empare du litron de vodka ; celui qu'il se videra, en guettant l'ennemi, de par le hublot terni trouant le battant. Pankrat, il a fait les deux guerres de Tchétchénie. Alors Pankrat, quand il dit qu'il va
nettoyer, et qu'il va
s'en occuper, on se contente d'opiner et de changer de sujet. Les prunelles valdinguent alors sur la tablée, butent sur le calepin noircit des rendez-vous. «
J'prépare la salle alors ? Mais, dis-voir... elle sonde, l'œil braqué sur l'aîné,
Et Charka, elle avait pas des rancarts ? » Jargon du métier, pour désigner les gros clients incombant aux bons soins des anciens. Au boss de la lorgner, des panards à la bobine, et à la môme de lambiner, l'air de rien, en déboutonnant le bomber maculé de sauce. «
Bah, qu'est-ce qui t'arrive, Bratok ? tu t'sens d'humeur à jouer des aiguilles, ce soir ? » Elle hausse une épaule ; c'est surtout qu'il y a ces initiales là, gribouillées en coin de page... S.R. Et elle sait, elle se souvient, Khovanka, avoir deviné la silhouette du gars, à plusieurs reprises, se faufiler dans les pénates de la grosse Charka. Pankrat, il comprend, à peu près. «
Lequel ? Le Brigadier ? » Non, qu'elle fait, «
L'autre », qu'elle réplique. Sourcil froncé, le tenancier cogite ; le Brigadier, il aurait accepté aussi sec. Mais le gars du Baron ? «
Y a rien d'tordu ? », s'enquiert-il alors, n'écopant en guise de réponse à son absurde question que l'ombre d'un sourire amusé. «
Va t'décrasser, pis la salle d'abord ouais. Pas d'connerie, gamine, tu promets ? » Oui-oui, qu'elle assure, avant de dévaler l'escalier conduisant au saint des saints.
***
Effluves d'un primitif orient, en hélices s'exhalent, vers les brocarts, vers ce ciel de velours, au-dessous duquel la pythie somnole, le galbe dissout dans les coussins. Ailleurs, le temps passe. Ailleurs, l'heure tourne. Mais ici-bas, les moments ne se succèdent pas, ils se télescopent les uns dans les autres, et n'enfantent, en telle tiède matrice, plus qu'un néant béat. Au-delà de la cloison de draps lourds, la voix des fumeurs d'opium ne lui parvient plus que feutrée ; tout juste une rumeur, tout juste un souffle régulier. À ses lèvres, l'embout d'un narguilé feule ses vapeurs capiteuses, enfreignant la loi du lieu, celle qui lui défend de s'adonner à telle ivresse, lors même qu'hôte va s'offrir à sa vigilance. Elle n'en a cure, Khovanka. Les lois frôlent sa conscience, jamais ne la colorent. Pourtant, le baiser fuligineux succombe à un roulis de cervicales, lorsqu'un cahot dans l'atmosphère interpèlent ses veulent perceptions. C'est le poids de Pankrat, qu'elle discerne ; son pas robuste martèle le plancher, au revers de l'écran d'étoffes. Puis, celui du souvenir, non moins puissant, lui succède. Mais Khovanka, elle ne bouge pas, embusquée dans les fumerolles de son antre. Le patron soulève un pan, ne risque pas la moindre prunelle à l'intérieur ; une autre loi, que cela. Alors l'escompté affleure à sa vue, il ne la reconnaîtra pas, mais elle sait, elle se souvient. «
Vor Sevastyan », salue-t-elle faiblement, en émergeant à son tour de la confusion du décor. Sans hâte, elle recouvre ses appuis, abandonnant la trompe chaude derrière elle, pour lui délaisser la place,
sa place à dire vrai. «
Charka vous présente ses excuses, je la remplace, on vous a prévenu ? » Sans doute, qu'on le lui aura fait savoir ; les fidèles n'apprécient pas beaucoup les surprises de la sorte. Dans sa sobre tunique de lin noir, elle incline légèrement du buste et enfin grogne tout bas : «
Mon nom est Khovanka, à votre service. »